Thème : La Promenade au phare
Contrainte : Avec romance
Cher Arthur,
« N’y va pas, m’a dit ma mère quand je suis enfin sortie braver les embruns. Tu ne le retrouveras pas. »
Peut-être avait-elle raison. Pourtant, je te le devais bien : un dernier voyage vers ce promontoire émeraude qui t’a tant obsédé. En marchant contre le vent qui ébouriffait mes boucles claires, j’ai repensé au jeune homme pâle aux cheveux noirs rencontré à l’Institut des territoires imprévisibles. Tu étais si habité quand tu parlais des anomalies relevées sur le globe, puis tu tombais dans une forme de stupeur, et seuls tes yeux brun or s’animaient alors tandis que tu contemplais une des calmes épiphanies dont tu avais le secret.
Un peu plus tôt, un goéland se désaltérait sur une des flaques irisées dont sont parsemés les rochers. Il s’est envolé à mon approche, profitant d’un courant chaud pour s’élever vers la tour qui t’a absorbé. J’adore ces oiseaux, mais je n’ai pas pu le retenir, pas plus que je n’ai pu t’empêcher de t’abîmer petit à petit dans l’étude de ce que le dossier nommait obscurément « AS317EW2G4 » (anomalie structurelle 317, Europe de l’ouest - zone 2, gravité 4).
Je te comprends, en un sens. Au début, quand nous avons commencé à étudier ensemble ce morceau de côte, c’était comme mener une enquête : tout semblait normal, à part peut-être l’odeur de souffre des algues, jusqu’à ce que nous trouvions une plante au comportement étrange, une brique à la texture surprenante, un carreau diffractant la lumière en des couleurs nouvelles. C’était grisant, et on était si heureux : planter la tente au plus près de la zone, aller observer, prendre des notes, rire, discuter, faire l’amour, discuter encore…
Je n’ai pas pu retenir un sourire en y repensant. Il s’est vite évanoui quand le blanc surnaturel de la structure a fini par m’arracher un regard, vite détourné. Ça a commencé quand tu as négocié des missions plus fréquentes. J’étais ravie, d’abord : cela signifiait plus de temps ensemble. Mais j’ai bientôt commencé à me réveiller dans une tente froide, car tu partais de plus en plus tôt. Je m’habillais en hâte et te rejoignais en frissonnant pour te retrouver au pied du phare, une main posée sur sa chaux, le regard dans le vague, ton bloc-notes abandonné dans l’herbe humide. Une fois, je t’ai effleuré l’épaule et tu as tressailli comme si je t’avais brûlé.
Chargée comme j’étais, j’ai eu du mal à arriver au sommet, aujourd’hui, même si la maison de ma mère est toute proche. Quand tu as insisté pour que l’on y emménage, j’y ai vu un espoir. J’ai fermé les yeux sur tes absences prolongées, sur les nuits passées dehors. J’ai fui les regards interrogateurs de ma mère, comme j’ai tout à l’heure gardé les yeux rivés sur l’herbe grisâtre en disposant l’équipement.
C’est quand tu l’as mise en danger que je suis sortie de ma torpeur. Une crise d’asthme, la voisine qui appelle les urgences, une grosse frayeur. Tout ça, je l’ai appris par téléphone. En arrivant à l’hôpital, j’ai pris ma mère dans mes bras, et j’ai voulu savoir pourquoi elle n’avait pas sa ventoline ce jour-là. Toute ma vie je me souviendrai de son regard peiné quand, à contrecœur, elle a dû m’avouer qu’elle t’avait demandé mais que tu étais… « trop occupé ». Furieuse, je t’ai rejoint à toute vitesse, je t’ai hurlé dessus sous la pluie battante, et tu n’as pas réagi. La honte n’a pas donné la moindre couleur à tes joues si blanches. Tu n’as pas pipé mot. Je ne t’ai plus jamais vu.
« Tu ne le retrouveras pas », m’a-t-elle dit. Avait-elle raison ? C’est vrai que je ne t’ai pas trouvé au phare, ce matin, mais je n’étais pas là pour ça.
Une fois les charges armées, je me suis éloignée et je les ai immédiatement mises à feu. Alors seulement j’ai levé les yeux. Au mépris de toute physique, il ne s’est d’abord rien produit en surface. Un bruit comme une fracture sourde, puis le granit a craqué sous l’herbe grise. La pointe du promontoire a commencé à s’effondrer et, avec une lenteur surnaturelle, la grande tour s’est abîmée dans l’océan. J’ai fait mes adieux au phare, à sa blancheur ondoyante, à son balcon noir qui absorbait toute lumière, à son grand œil doré. Est-ce de la reconnaissance que j’y ai lu ? Je ne le saurai jamais.
Une fois cette lettre terminée, je la brûlerai et j’en disperserai les cendres dans la mer. Mon monde ne porte plus de traces de toi. Je ne sais pas où tu te trouves, maintenant, mais j’espère que tu la liras.