Thème : Promontoire
Contrainte : Une phrase qui revient en boucle
Une mouette crie dans un coin de ciel bleu entre les nuages qui s’amoncellent. JP a un bref sourire puis baisse les yeux et fronce à nouveau les sourcils. C’est une journée à se poser au parc avec les potes, ça, pas à « manifester ». Déjà que c’est lourd de perdre une journée de boulot… Et puis ils sont gênants, les autres, avec leurs chorés nulles et leurs slogans chantés faux.
Et pourtant, il est là. Parce que Florence a insisté. Enfin non, parce qu’ils ont beaucoup parlé politique. Et qu’il l’a un peu écoutée, même si franchement, des fois, ses opinions de hippie…
Sa petite pancarte à la main, elle ajuste son cuir rouge et lui adresse un sourire mêlé d’inquiétude. Il le lui rend mais il n’en mène pas large, avec le mur de CRS devant et les poubelles qui crament à côté. Elle voulait pas qu’il vienne, parce que c’est « trop dangereux pour lui ». Effectivement, il fait pas bon ne pas être blanc, ici. Il y a des gamins en noir qui ont l’air de vouloir en découdre. Pas lui. Il sait comment ça finit.
Mais il est là. Parce qu’il arrive pas à oublier le regard fatigué de son père, qui lui dit avec une fierté fragile que c’est pas si grave de bosser deux ans de plus, il a même plus mal au dos. Il a repensé à Florence, à cette histoire de réforme. Il a eu envie de prendre son père dans ses bras. Impossible. Il a eu envie de péter un truc. Trop dangereux.
Alors il est là.
Bien sûr qu’il est venu. En vingt ans de fonction publique, et moitié autant de syndicalisme, Quentin n’a pas raté une manif’. Et cette fois-ci, c’est du sérieux. Toutes les centrales ont appelé au rassemblement et les gens ont l’air au rendez-vous. Il vérifierait bien les chiffres, mais il a plus de réseau. Sûrement le brouilleur des flics.
Fait chaud. Il enlève sa veste couverte d’autocollants et entonne avec ses camarades un slogan contre le ministre de l’intérieur. Mais le cœur n’y est pas. Et même s’ils sont bien un million ? Le gouvernement va communiquer de faux chiffres, voir simplement s’en foutre. Vu et s’en tape. Circulez, les gueux, on s’en fout de vos problèmes.
Ça freine, devant. Impossible de voir ce qu’il se passe. On dirait que le bloc est en train de démolir une banque. Il approuve l’intention, mais la probabilité de précipitations lacrymogènes vient de passer les 90 %. Dans le doute, lunettes, masque. Les autres pointent quelqu’un du doigt. Une gamine avec un cache-œil se hisse sur une pile de palettes, face aux flics. Putain, pas froid aux yeux.
Un bruit attire son attention vers le ciel : un de ces foutus drones anti-émeutes vient d’arriver. L’œil du pouvoir. Seulement un an que c’est soi-disant légal, mais ils sont partout. La presse étrangère parle d’une « évolution technique très inquiétante ». La presse d’ici ? Du « fleuron des technologies de sécurité ». Il y a déjà eu des blessés. Un recours a été posé par la CEDH. Ils n’ont pas le droit.
Alors il est là.
Clara a vu le drone. Peu importe.
Elle a vu le mur de flics qui commencent à les mettre en joue. Peu importe.
Elle a vingt ans. Elle sait bien que le monde brûle, et elle sait à qui la faute.
Pour ses parents inquiets, pour ses frères épuisés, pour ses amis déprimés, elle ne peut pas rester les bras croisés. Elle a rêvé, parlé, tracté, négocié, convaincu, gagné, perdu, douté, combattu.
Elle se hisse sur une pile de palettes, avec son sweat à capuche noir et la peur au ventre, face à un tas de poubelles en flammes.
Elle ne sait plus quoi faire. Il faut que ça continue./
Alors elle est là. Et elle se met à danser.
Sur le flux vidéo diffusé par le drone, le politique la regarde. Destruction de mobilier urbain. Outrage à personne dépositaire de l’autorité publique. Mise en danger d’autrui.
Quelle gosse insupportable.
« Intervenez », dit-il au responsable du maintien de l’ordre.
Sa colère diffuse coagule le long de la chaîne de commandement pour devenir un ordre précis transmis par le capitaine et traduit en actes.
Barrage de lacrymos. La foule se comprime, mais ne recule pas. Ces cons en noir jettent des pavés.
Première salve non létale pour les calmer. Ça ne marche pas.
« Plus bas les tirs, Nunez ! dit le capitaine. J’ai dit plus… »
Deuxième coup parti, que le brigadier Nunez accompagne d’un « A voté ! » égrillard. Marre de se prendre des trucs sur la gueule. Ça vaut bien un blâme plus tard.
La tête de la gamine part en arrière, elle s’effondre. Mission accomplie.
Quentin la voit tomber et charge sans réfléchir avec le bloc. Ils avaient pas le droit. Un mouvement de foule et JP est entraîné ; il s’accroche à Florence du bout des doigts. Les flics soudain tout près. Poussé en avant, en arrière. Un peu d’espace, mais Flo se prend un coup de bouclier et s’écroule sur les pavés.
« Non mais vous êtes cons ou… »
Pas le temps de finir sa phrase, coup de gazeuse à bout portant, son monde disparaît. Il aimerait reculer, il ne sait pas par où. Bousculé, il tombe lui aussi. La foule recule malgré sa colère. Que peuvent-ils contre ces sbires suréquipés ? Le drone les regarde, satisfait.
Puis Clara s’est relevée.
Quentin l’a vue, il en jurerait. Comme flottant au-dessus de la foule, chancelante, elle s’est remise à danser. Les nuages se sont écartés et le soleil a éclairé le rouge vif de ses yeux ravagés.
JP ne sait pas. Flo l’a traîné en arrière et lui a rincé les yeux. Quand il a pu les ouvrir, il a vu une silhouette dominer les autres, les bras en l’air, mais aussi la mouette… attaquer le drone ?
Florence n’a rien vu, mais elle a senti l’atmosphère changer. La peur disparaître, la colère… muter ? Ce n’était plus la rage du désespoir mais une hostilité joyeuse, enlevée.
Le capitaine dit qu’il a effectué un repli stratégique.
Le cortège de tête dit qu’ils ont fait peur aux flics.
D’autres disent que Clara dansait dans les airs, qu’elle a désarmé les CRS d’une main et que les oiseaux eux-mêmes sont venus l’aider.
La vérité un importe peu.
Ce jour-là, face à Clara, Florence, JP, Quentin et tous les autres, le pouvoir a reculé. Ce n’est qu’un début. Mais c’est une possibilité.
Alors ils seront là. Pour se battre et danser.