Thème : Liminal

Contrainte : Casser le quatrième mur


Par la fenêtre de Voyager, Devi regarde le grand mur de feu. C’est ce que ses instruments affirment, en tout cas : ici, à la frontière du système solaire, la température des particules monterait à 50 000 degrés Kelvin, soit 49726,85 °C. Assez pour prendre un méchant coup de soleil, si loin derrière elle soit-il.

Mais bien que les particules soient extrêmement chaudes, elles sont aussi très espacées, et tellement minuscules qu’elles ne peuvent communiquer de chaleur ni à Voyager ni à sa passagère. Face au vide glacé de l’espace, à la myriade d’étoiles et à l’obscurité infinie qui les sépare, Devi a un peu froid. Elle enfile son gros pull en laine rouge.

Un frisson la parcourt malgré ce dernier car, pour la première fois à tout juste vingt ans, elle est en train de quitter l’étreinte bienveillante du soleil : l’héliosphère. C’est la zone où se propage le vent solaire, un flux continu de particules chargées qui protègent nos planètes des radiations venant du cosmos. Tel un parent trop présent, le vent solaire peut être un rien étouffant : si la Terre ne disposait pas de son propre champ magnétique, il soufflerait son atmosphère, et détruirait tout espace intérieur, toute intimité.

Devi n’est pas mécontente d’échapper à cet astre envahissant. Un univers de possibles s’offre à elle, et son trajet ne dépend que de sa seule volonté. Vers quelle galaxie, quel système, quelle planète s’élancer ? Et pour y faire quoi ? C’est vertigineux, tant de choix.

Et si elle se trompait ? Et qu’elle finissait en orbite d’une étoile bleuâtre ne dégageant pas la moindre chaleur, sans la moindre planète où atterrir, et qu’elle dérivait pendant une éternité à attendre que sa mission commence ?

Elle se frotte les mains, essuie le hublot d’un coin de manche et se tord le cou pour essayer de voir les étoiles vers le « haut », dans la direction perpendiculaire à sa trajectoire. Peut-être que son destin se trouve plutôt par là-bas ? Mais avec l’inertie des déjà vingt-cinq milliards de kilomètres parcourus, il va lui être difficile de changer de direction.

Au bord du système solaire, dans cette zone tampon que les astronomes appellent l’héliopause, Devi contemple son avenir avec un mélange d’anticipation enjouée et de terreur insondable. Elle sait qu’elle n’a aucune idée de ce qu’il attend, et elle en tire autant de réconfort que d’angoisse.

Et puis tout paraît si loin ! Elle a l’impression d’avoir passé sa vie à attendre. Vingt-cinq milliards de kilomètres, c’est beaucoup à son échelle, mais elle n’a même pas encore parcouru un jour-lumière, la distance que franchit un photon en vingt-quatre heures, et la frontière de la Voie lactée se trouve à vingt-six mille ANNÉES-lumière. Autant dire qu’elle ne la verra jamais.

L’espace d’un instant, Devi ressent une vague gêne. Elle sait pertinemment qu’elle ne pourra jamais vivre vingt-six mille ans, ni même mille ans, ni probablement cent. Elle sait également que Voyager est une mission inhabitée qui a quitté la terre il y a près de soixante ans, et qu’elle n’en a que vingt.

Soudain extrêmement consciente de l’impossibilité de son existence, Devi envisage un instant de céder face à l’absurdité de l’univers et de perdre la raison face à l’horreur cosmique, comme le font souvent les personnages dans les textes de ce genre. Mais ça ne l’intéresse pas, elle a tant de choses à vivre.

Quitte à être un personnage de fiction, autant en profiter. Devi quitte donc un instant son hublot, regarde la caméra et adresse un clin d’œil à la personne en train de lire ces lignes, avant d’aller se faire un café et de se choisir un livre dans la bibliothèque qui, quoiqu’exiguë, existe contre toute attente à bord de Voyager. Elle place son disque d’or sur la platine, cherche un instant la bonne position avec le diamant et sourit lorsqu’elle reconnaît le Sacre du printemps de Stravinsky.

Satisfaite, elle retourne au hublot et s’installe confortablement avec un joli plaid gris sur les genoux. Son café lui réchauffe les mains et les volutes de la vapeur qui s’en dégagent ressortent dans la lumière lointaine des étoiles. Avant de se plonger dans son roman, elle jette un dernier regard à cet infini dont le silence effraie certains. Devi, elle, le trouve plutôt apaisant. Le bruit et la fureur attendront. Elle commence sa lecture :

« Par la fenêtre de Voyager, Devi regarde le grand mur de feu. C’est ce que ses instruments affirment, en tout cas… »