Thème : Nostromo / Excentrique
Contrainte : Se passe au 20e siècle
« Ça va se lever », dit Sélif à moitié pour lui-même, le menton posé sur son balai le temps d’un bref répit passé à regarder par la devanture jaunie du café Phébus. Il hausse alors les épaules, ouvre la porte et jette dans le caniveau son seau d’eau noire, vite lavée par la pluie battante. Celle-ci ne semble pas atténuer l’odeur du crottin, mais elle étouffe un peu le chant de messe de l’église non loin, ce qui n’est pas pour lui déplaire.
Repassé derrière le zinc pour y essuyer ses tasses, il y est accueilli par un sourire entendu de François, un habitué à la moustache fournie. Celui-ci roule minutieusement une cigarette, l’allume et souffle une épaisse fumée bleuâtre avant de pousser un profond soupir de contentement.
« Pour sûr que ça va se lever. Ça peut pas durer toujours ! Un peu comme cette mascarade », dit-il en lui montrant la une de son journal. Sélif s’approche en plissant les yeux : le président du conseil annonce une razzia sans précédent dans les groupes anarchistes parisiens. Il passe une main dans ses rares boucles grisonnantes, puis reprend son travail. Ça ne durera pas toujours, d’accord, mais combien de temps encore ?
Le carillon l’arrache à sa rêverie. Galurin vissé sur la tête et col remonté contre le vent, un grand homme sec comme un coup de trique et vêtu d’un pardessus rapiécé entre à grands pas en entraînant les éléments dans son sillage. Il lève soudain les bras en l’air en tonnant :
« Sélif, mon ami ! C’est toujours un plaisir. Ton meilleur café, s’il te plaît. La nuit va être longue.
— Tout de suite, Giorgio. »
D’un bond, Giorgio prend place au comptoir, enlève une épaisse mitaine et tend la main à son voisin. François s’empresse de la serrer, fasciné comme beaucoup par son regard rieur sous ses sourires broussailleux, son sourire radieux dans son épaisse barbe noire. La poignée de main est franche, l’habitué fasciné.
Sélif regarde la magie opérer tout en préparant le café comme l’aime Giorgio : serré et avec une généreuse rasade de gnôle. Celui-ci l’engloutit d’une lampée, frappe du plat de la main sur le zinc et fait tomber une tasse derrière celui-ci.
« Punaise, à te réveiller un mort, ce jus. Les hirondelles ont qu’à bien se tenir. Tu me diras, c’est pas demain qu’elles vont hisser leur fiacre jusqu’ici… Mais ce soir, la fête est chez eux ! D’ailleurs, t’as vu mon petit rat ? »
Sélif, se relève de derrière le comptoir, une petite brosse et une pelle à la main, et hoche la tête en disparaissant dans la réserve tandis que les deux autres parlent de la répression. Le cafetier ressort avec un paquet en papier kraft fermé avec de la ficelle à rôti. Une gamine est venue le lui apporter la veille au soir, tremblante de froid. Il lui a donné une pièce et l’a laissée se réchauffer avec un chocolat en attendant que l’orage passe.
La pluie reprend de plus belle et le vacarme est tel qu’il entend à peine Giorgio le remercier quand celui-ci lui prend le paquet. Il le fait disparaître dans la besace qu’il porte sous le manteau et avant qu’il ne le referme, un objet métallique capte la lumière de la lampe à gaz au plafond. Sélif ne cherche pas à savoir, et un regard appuyé de son client l’invite à ne pas y regarder à deux fois.
« Parfait, mon gars, dit Giorgio avec un chaleureux sourire. Et d’ailleurs le paiement arrive, d’un jour à l’autre. On t’oublie pas, t’en fais pas. Évidemment, vous ne m’avez pas vu. Et si jamais l’envie vous prend de descendre en ville ce soir, évitez la Grande Roquette. Va y avoir du grabuge. »
Sur ce, il commande un autre café qu’il boit tout aussi vite puis sort en trombe.
« Quand même, dit François en regardant la porte se refermer, on a de la chance qu’il soit dans notre camp. J’aimerais pas être à la place des argousins. » Ragaillardi, il écrase sa dernière cigarette puis prend congé.
À nouveau seul, Sélif vide le cendrier plein, retourne à la réserve remplir son seau, puis recommence patiemment à laver le carrelage boueux de la grande salle. Il n’aura pas de nouvelles avant le lendemain, peut-être plus tard. Il marque une pause et jette un coup d’œil dehors, où la pluie ne faiblit pas.
« Ça va se lever », dit-il. Puis il reprend son travail.