Thème : Hétérodoxe

Contrainte : Se passe dans un autre 20e siècle


Malgré sa tapisserie vert pâle un rien fatiguée, le bureau du facilitateur Mevenig reste lumineux et bien entretenu. Installé au premier étage du Centre pour une Justice de Médiation, il termine une journée longue mais gratifiante, passée comme toujours à régler les différends rythmant le quotidien de son quartier.

Son dernier rendez-vous constitue cependant un cas inhabituel.

« Faites-le entrer ! » lance-t-il tout en parcourant le dossier du regard. Tapage diurne, atteinte significative à la paix publique, prosélytisme manifeste.

Le premier chef d’accusation mérite rarement plus qu’un rappel à la loi bienveillant. Les contrevenants comprennent souvent d’eux-mêmes, modulo un petit moment de dégrisement.

Le second suggère une certaine agressivité, voire une mise en péril de la sûreté physique des citoyens.

Le troisième, de leur sûreté morale.

Les trois ensemble… Mevenig mâchonne de plus belle son bâton de réglisse.

« Le voilà, Ami Mevenig », dit le veilleur Joan en entrant, une main ferme mais douce posée sur l’épaule de sa charge : un homme hirsute serrant contre lui un sac à dos noir usé débordant de papiers.

Une fois ce dernier assis, Joan recule d’un pas, redresse machinalement de la main sa courte houppette blonde, puis prend congé avec un signe de tête. Il affiche un léger froncement de sourcil, signe d’une inquiétude maîtrisée avec un professionnalisme qui n’est qu’une de ses nombreuses qualités.

Mevenig lui sourit, puis retrouve une expression neutre en baissant les yeux vers le contrevenant. Toujours agrippé à son sac, il fixe le dossier posé sur le bureau.

Sa tignasse emmêlée est plus sel que poivre, et une barbe drue lui mange le visage, mais de cette masse pileuse surgit un regard d’une intensité rare. Quand il lève ses yeux noirs et les pose sur Mevenig, ce dernier en perd presque toute contenance.

« C’est mon dossier ? » Les mots sont brusques, la voix étrangement mélodieuse.

« Oui… Auguste, c’est ça ? Si ça ne vous dérange pas, j’ai quelques questions à vous poser, puis je répondrai à toutes les vôtres. Est-ce que ça vous convient ?

— Oui. Mais qu’est-ce qu’il y a dans ce dossier ?

— Rien que ce que nous avons constaté aujourd’hui. Que faisiez-vous au parc Metuktire ce matin ?

— Je protégeais la population.

— De quoi est-ce que vous les protégiez ? »

Les yeux soudain ardents, il fait de grands gestes des deux bras. Une odeur légèrement rance envahit la pièce. Mevenig fait tout son possible pour n’en rien laisser paraître.

« De tout ce merdier ! rétorque le dénommé Auguste.

— Est-ce que vous pourriez être un peu plus spécifique ? demande Mevenig avec beaucoup de calme.

— Mais tout ! Ce prétendu bien commun qui nous tire vers le bas, ces conneries égalitaristes qu’on inculque aux gamins, ce futur tout tracé qui nous emmène droit dans le mur… et pire que tout, cet air mièvre que vous arborez tous, comme si vous y croyiez vraiment ! On vaut mieux que ça ! »

Hors d’haleine, au bord de sa chaise, il se tourne pour prendre à témoin un public absent.

« Auguste, répond Mevenig en levant une main en signe d’apaisement, vos convictions sont votre droit inaliénable, tel que défini dans la Constitution collective. Cependant, vous ne pouvez mettre en danger le tissu social. Donner à vos concitoyens des tracts disant que, je cite, " Aider son prochain c’est s’oublier soi-même “, c’est saper leur foi dans notre système, un élément essentiel de sa stabilité.

— Mais c’est pourtant vrai !

— Encore une fois, vous avez le droit d’entretenir ces convictions. Mon rôle à moi est d’assurer la bonne marche de notre société. J’aimerais que vous preniez le temps de réfléchir à vos actes, et c’est pourquoi le veilleur Joan va vous emmener voir le psychologue du CJM pour une évaluation. D’ici là, je vais conserver votre littérature, et nous déciderons ensemble ce que nous en faisons. Est-ce que ça vous convient ? »

De mauvaise grâce, Auguste accepte et prend congé, non sans un regard plein de mépris.

Une fois seul, Mevenig prend le sac à dos et en vide le contenu sur le bureau. Il contient toute une collection de brochures prétendant démonter toute l’histoire commune de l’humanité, aux titres évocateurs : Pourquoi le Club de Rome a menti : une croissance infinie est possible ; Les Paradoxes de la sobriété ; La Fable des abeilles : pourquoi il ne faut penser qu’à vous, etc.

Ce n’est pas la première fois que le facilitateur croise ce genre de discours. Des idées étranges, à contre-courant de tout ce qui fait que le monde fonctionne en relative harmonie depuis la grande épiphanie de 1972. Heureusement, elles restent minoritaires, et n’ont que peu de prise sur la population.

Mevenig se lève et ouvre la fenêtre de son bureau. Dehors, les cris d’enfants qui jouent lui arrachent un léger sourire.

Mais il faut quand même toujours veiller au grain.