Thème : Bruit
Contrainte : Sans chichis
Ça fait comme un tintement.
Ça fait dans son oreille comme un tintement dont il ne peut se défaire, qui l’accompagne partout, du matin au soir, du soir au matin.
C’est au réveil que ça lui paraît le plus difficile, car il ne connaît plus le calme, il ne connaît plus ce silence dont il se demande maintenant s’il n’existe que dans son imagination. Quand il demande aux gens si parfois ils n’entendent rien, rien du tout, tous lui répondent que oui, bien sûr. Il en vient à douter.
Peut-être que ce qu’il appelait jusqu’ici le silence était non pas une absence de son, mais un éventail d’autres bruits que l’on ne remarque pas d’habitude parce qu’ils sont occultés. Ces bruits à l’aide desquels, dans certaines pièces conçues à cet effet, on torture les gens : les articulations qui craquent, la respiration qui prend trop de place, une pulsation dans les tempes, l’écoulement du sang dans les veines. Le supplice de la goutte d’eau, mais infligé par notre propre corps. Quel génie !
Mais cet ersatz de torture que son propre cerveau lui fait subir, il sent bien qu’un jour il n’en pourra plus. Alors il essaie de noyer ce bruit avec un autre, un bruit de fond perpétuel : la musique au réveil, la radio au petit-déjeuner, une bande originale de film quand il travaille, une vidéo à table le midi, une émission de télé le soir pendant le dîner, la sono dans les bars en soirée, le podcast quand vient le moment du coucher… S’il ne connaît plus le silence, c’est parce qu’il en a décidé ainsi. Pas parce que son corps le lui interdit.
Cela fonctionne un temps, mais bientôt tous les sons qu’il n’a pas choisis commencent à l’agacer. Une conversation dans le métro, quelqu’un qui tapote un rythme ou bat du pied, le bruit des doigts sur un clavier, bientôt il ne peut plus rien supporter, il se sent comme saturé.
Qui plus est, le tintement commence à reprendre le dessus. Parfois, il a l’impression que quelqu’un baisse le volume du monde, ou en tout cas l’étouffe, comme si les fréquences aiguës disparaissaient soudain pour laisser place à ce sifflement qui attend là, en embuscade. Dès qu’il est trop fatigué, ou qu’il a fait un effort trop important, le tintement retentit et recouvre tout, l’irrite, l’obsède, réduisant le monde entier à une fréquence dont il ne peut se défaire, une litanie qu’il ne peut oublier.
On dit que l’acouphène est le chant du cygne de nos cellules ciliées. Coiffées de filaments qu’on appelle les stéréocils, celles-ci transforment les vibrations qui constituent tous les sons en un signal que le cerveau peut interpréter. Lorsque l’une d’entre elles est endommagée, la fréquence à laquelle elle correspond n’est plus perceptible et, ne sachant s’il l’entend ou non, notre cerveau produit ce son en continu, un tintement qui persiste, comme un hommage à cette partie de la musique du monde que nous n’entendrons plus. Ce geste a une certaine beauté : une fois endommagées, les cellules ciliées ne peuvent plus nous transmettre cette partie de la symphonie dont nous faisons partie, alors elles nous jouent une dernière note, pour l’éternité.
Il ne connaîtra le silence que dans la mort. Alors il se dit que le tintement est une preuve de vitalité. Ces fréquences qu’il ne perçoit plus et qui sont pourtant toujours avec lui, elles sont la preuves qu’il est en vie, qu’il a vécu. Elles sont ses chœurs, comme si l’existence était un concert dans lequel il est perpétuellement accompagné par une assemblée qui chante toutes les notes qu’il a jamais entendues.
Le temps passe et seuls nous restent les souvenirs. Le tintement l’empêche d’oublier, tel un cortège de notes, un accord perpétuellement enrichi autour duquel il peut improviser.
Ça fait dans son oreille comme un tintement. Ça va, ça vient, ça ne le quittera plus jamais.
Ça fait comme un tintement, mais il apprend à l’apprécier.