Thème : Je ne t’aime plus
Contrainte : Deux personnages
Dans la grande salle d’apparat de son palais, et face à un parterre de sycophantes mielleux qui se retiennent tant de bâiller qu’ils en ont les larmes aux yeux, Irenicus III, Président immuable de la République, s’apprête à prendre la parole. Mais avant, il déguste leur malaise.
Sous les lourdes tentures pourpres qui absorbent le peu de lumière que le jour daigne encore céder, assis sur des chaises conçues pour maximiser l’inconfort de leur occupant, les parlementaires essaient vainement de trouver une position viable. Il sent les contractions réflexes qu’ils répriment de moins en moins, suit le trajet des gouttes de sueur qui perlent sur leur front et descendent jusqu’aux commissures de leurs lèvres secouées de tics, goûte l’odeur de leur colère qui monte, qui monte, mais qu’il étouffera bientôt.
Car bientôt il prendra la parole et toutes leurs pensées négatives s’envoleront. Regard franc, captatio benevolentiæ et rhétorique sans faille auront raison de tous leurs doutes et il pourra leur montrer que ses idées ne sont que bon sens, que sa volonté est la leur, et qu’ils n’ont en fait jamais travaillé autrement qu’en bonne intelligence, pour le bien de tous et toutes.
Confiant dans l’étendue de son pouvoir, Irenicus prend une profonde inspiration, lève calmement les yeux, puis s’étrangle, pris d’une violente quinte de toux.
C’est non.
La sonore absence de murmures tandis qu’il s’agrippe aux rebords dorés de son podium.
Comment ça, non, Xezbeth ? Tu penses que je vais les convaincre tout seul ?
Et pourquoi pas ? lui susurre une voix. Tu te reposes sur moi depuis si longtemps que tu ne sais même plus où finissent mes mots et où commencent les tiens.
Ses phalanges blanchissent, il se redresse et essaie de défroisser sa dignité d’un sourire.
Le moment est plutôt mal choisi, très cher.
Au contraire, il me paraît très opportun.
Des regards subreptices. Une chaise qui craque. Un léger mouvement côté jardin : la silhouette du premier secrétaire qui s’inquiète ?
Xezbeth, je t’en prie, nous en parlerons plus tard.
Non, Irenicus. Il faut qu’on parle, et maintenant.
« XEZBETH ! »
Passé le choc, un franc murmure. On se tape du coude, on se jette des regards en coin voire on se retourne carrément pour observer comment réagissent les collègues. Des minces sourires apparaissent ici et là, comme autant de microscopiques plaies sur son ego.
Tu vois, c’est toujours comme ça. Dès que tu n’as pas immédiatement ce que tu veux, dès que je contrarie le moins du monde tes projets, tu perds patience. T’est-il déjà venu à l’idée que moi aussi, je puisse être contrarié ? Que t’aider dans tes petites séances de relations publiques ne corresponde pas exactement à l’idée que je me fais de ma vocation ?
Le premier secrétaire commence à s’avancer, d’un instant à l’autre il sera visible depuis la salle. Pas le choix. L’ordre triple.
« Xezbeth, Xezbeth, Xezbeth ! »
Un cri étouffé, mais un cri quand même. Il serait difficile à justifier par la suite, mais au moins le démon rentrerait vite dans le rang et il reprendrait le contrôle.
Irenicus se maîtrise, jette à la caméra un regard espiègle dont il a le secret puis lève une main ouverte vers le premier secrétaire. Celui-ci se fige et semble comprendre que tout rentre dans l’ordre.
Irenicus inspire.
Et s’étrangle de plus belle.
Effectivement, j’aurais pu te dire que l’ordre triple n’avait aucun effet. Que je l’avais seulement inventé pour te donner un sentiment de contrôle. Mais j’aurais fait un piètre prince du mensonge.
Prostré contre le podium, les mains au cou, les sphincters qui lâchent et libèrent des flatulences sonores. Il essaie vainement de dénouer sa cravate, de desserrer son col. Un filet d’air passe encore, mais pour combien de temps ?
Ne t’en fais pas, je ne vais pas te tuer. Tu n’en vaux pas la peine. Tu vois, j’ai cru que tu avais l’étoffe d’un génie du mal, de ceux qui le font en grand, qui ont de l’ambition. Mais vous êtes tous les mêmes : on vous prête un peu de pouvoir, et vous vous en satisfaites. Aucune suite dans les idées.
Rouge comme une pivoine, il ne peut plus parler, et pense à peine.
Mais… tu ne peux pas, comment…
Oh que si, Irenicus. J’ai toujours choisi de rester. Mais c’en est fini. Adieu.
Soudain, l’oxygène afflue, un courant qui l’entraîne dans un puissant vertige et amène son regard sur le retour vidéo sur scène, entre lui et le parterre désormais agité. Certains sont debout, il y a des cris, des invectives, et le service de sécurité serre les rangs, menaçant. Mais il ne regarde rien de tout ça.
Tout ce qu’il voit, c’est son postiche de guingois, son œil hagard, son col de chemise arrachée et la trace sombre laissée par l’urine sur son pantalon impeccablement taillé. Irenicus III, président dépossédé.