Thème : Hiératique
Contrainte : Se déroule pendant un évènement historique
En se voyant ainsi représenté, assis sur un trône ouvragé au pied de l’autel et des immenses cierges entourant celui-ci, surplombant une assemblée muette qui foule un tapis de velours bleu roi réhaussé de croix d’or et dont les innombrables regards se posent presque sur lui, Barnaba soupire.
Certes, il a tous les attributs de sa fonction sacrée : calotte de soie blanche, manteau assorti décoré de croix de Malte noires et ourlé de vert et d’or, main gauche reposant sur son genou et main droite levée en signe de bénédiction, l’index et le majeur tendus et le pouce accollé ; quiconque le regarderait verrait en lui l’incarnation même du rituel immortalisé dans ce tableau.
Et pourtant, un visiteur qui s’attarderait et l’étudierait plus avant remarquerait tous les petits détails qui trahissent l’homme derrière le représentant de Dieu. Cette bouche entrouverte qui déjà soupirait, ces doigts qui peinent à se tendre pour bénir, ce regard noir qui n’est pas intense et pénétré mais lointain et fatigué… Non, avec un peu d’attention, on voit bien là qu’il s’agit du portrait d’un homme défait.
Barnaba soupire encore. Défait, il l’était bel et bien ce jour-là, tant ses espoirs avaient été déçus. Ce moment historique aurait pu être si beau. Non pas de la beauté tapageuse qu’affectionne ce peintre de cour, toute en dorures et en compositions géométriques appuyées à en percer la toile, mais plutôt de celle, sobre, qui avait régné pendant son propre couronnement, dans la petite chapelle attenante au monastère San Giorgio.
Une telle discrétion ne valait cependant pas pour celui qu’il appelait et continuerait d’appeler son fils. À lui, il fallait le faste, le prestige, tous les atours du pouvoir. Jamais il n’aurait pu se passer des lauriers d’or évoquant César et toute la lignée de souverains qui les séparait ; très peu pour lui, la tiare de papier mâché fabriquée en hâte par de pieuses femmes nobles que Barnaba avait ceint douze ans plus tôt. Et tant pis si celle-ci était le fruit d’une dévotion vraie, cette foi qui dit-on soulève les montagnes, et non le produit d’une société écrasée par la peur des soldats et de la censure. Pour soulever des montagnes, l’empereur aurait toujours son armée d’ingénieurs.
L’empereur. Le despote éclairé qui allait mettre fin aux guerres agitant le continent depuis des siècles et unir tous les peuples dans un nouvel âge baigné de la clarté des Lumières… Quelles balivernes. Barnaba y avait cru, pourtant.
Il avait cru pouvoir infléchir le vol du trait d’airain qu’était la volonté de cet homme au pragmatisme froid. Il avait la brutalité du soldat sans l’esprit de camaraderie ; le génie calculateur du général sans le sens des responsabilités envers les siens ; la foi inébranlable du croisé sans l’humilité devant Dieu.
Au cœur de Notre-Dame-de-Paris, pendant cette cérémonie grandiloquente rendue plus grotesque encore par ce tableau, il avait pris la couronne des mains de Barnaba et se l’était posée sur la tête. Croyant sûrement faire ainsi la démonstration de son pouvoir, il n’avait fait qu’étalage de sa vulgarité. Le barbouilleur ne s’y était pas trompé, d’ailleurs : le tableau final ne le montrait pas en train de se couronner lui, mais plutôt sa femme. Peut-être croyait-il représenter ainsi la générosité de son mécène ? Nul ne s’y trompait.
Dans la cellule où l’empereur l’avait enfermé, Barnaba eut un sourire triste. Il avait essayé d’en appeler à sa raison, à sa foi, et lui avait demandé de laisser l’Église de France rentrer dans le giron de Rome, mais cela n’avait servi à rien : un homme craignant autant pour son autorité n’accepterait jamais que l’on obéisse à autre que lui.
En donnant à Barnaba ces traits fatigués, le peintre avait voulu peindre le symbole d’un rituel brisé, de l’Église vaincue par la volonté d’un être d’exception. Il avait simplement capturé le regard d’un homme hanté.
Hanté par sa rencontre avec un monstre dénué de la moindre humanité.
Mais déjà le vent tournait et, du lointain Est, parvenaient les nouvelles de défaites dont aucun bonimenteur n’arriverait à faire des succès. L’empire finirait par s’effondrer. Un ego si fragile finirait par se briser.
Barnaba, dit don Gregorio, élu, en conclave et par la grâce du Seigneur, souverain pontife sous le nom de Pie VII, s’agenouilla devant le tableau et se mit à prier.