Thème : Prodigue
Contrainte : Plusieurs points de vue
« Oh non, il fallait pas », bougonne Pierre sans se détourner du vieil évier en céramique ébréchée dans lequel il ouvre des huîtres d’une main experte.
L’odeur d’iode et celle du rôti aux pruneaux qui cuit depuis une bonne heure se marient en un mélange écœurant qui amplifie son malaise face au sourire figé de son gendre.
« Ça me fait plaisir ! Vous verrez, ça marche bien mieux », dit celui-ci en lui tendant un couteau à huîtres électrique.
« Toi et tes gadgets, vraiment », dit tout bas Mylène dans leur R25 flambant neuve arrêtée sous une pluie battante. Malgré le vacarme, hors de question de parler plus fort : la petite s’est enfin endormie, et elle aimerait passer ces derniers kilomètres dans un calme relatif avant de s’infliger la tension permanente des fêtes.
Jérémy plisse les yeux comme si ça allait l’aider à mieux l’entendre, mais il n’en a pas besoin, de toute façon : il sait très bien ce qu’elle en pense, c’est un sujet récurrent. Toutes ces conneries qu’il achète ne plaisent qu’à lui, malgré ce qu’il fait mine penser.
« Eh ben c’est bien de se sentir soutenu », dit-il en quittant l’aire d’autoroute un tout petit peu trop brusquement. La petite se remet à pleurer.
Le repas est prêt, mais Yvette ne soufflera vraiment qu’une fois au lit, bien plus tard. Il y a tant à faire, et elle veut que le repas soit digne de sa petite et de son compagnon.
Depuis six heures ce matin, elle n’a pas quitté les fourneaux : fabriquer la pâte feuilletée pour les petits roulés à la saucisse, aller chercher le saumon fumé chez le poissonier, faire une mayonnaise pour les crevettes, faire les toasts aux œufs de lump, puis préparer les salades de gésier pour l’entrée, les patates pour accompagner le rôti, aller chercher le fraisier pour le dessert, s’assurer qu’il leur reste des digestif car elle sait que son gendre apprécie… et ce n’est pas fini !
Mettre la nappe, briquer l’argenterie, passer un petit coup de ménage et installer les décorations du réveillon dans le salon, préparer un feu dans la petite cheminée que Mylène aimait tant contempler enfant… Bon, le feu, Pierre s’en est occupé, c’est déjà ça, ça lui a laissé le temps d’aller se préparer : un peu d’eau de Cologne derrière les oreilles, ses boucles d’oreille et son collier en fausses perles, un peu de noir sur les yeux et voilà !
Ça sonne à la porte, ils sont enfin là ! Et Pierre qui vient seulement de commencer à ouvrir les huîtres, il n’avait pourtant pas grand-chose à… Mais elle ne lui fait pas de remarque. Elle sait combien il est stressé par la venue de sa fille.
Il ne comprend pas. Son cadeau aurait forcément été plus efficace que le vieux machin émoussé dont se sert le beau-père. Il l’a accepté avec à peine l’ombre d’un remerciement et l’a posé sur leur vieil évier déglingué sans même le sortir de son carton.
Mais Jérémy ne se tait. Il a bien compris qu’il ne devait pas toujours demander des explications quand quelque chose lui paraît illogique. Les gens peuvent le prendre mal, et Mylène ne veut pas que ses parents soient mal à l’aise. Sauf que c’est lui qui est mal à l’aise, et ça ne lui paraît pas logique, mais là non plus il ne pose pas la question.
Alors il se contente de manger à petites bouchées pour parer (en vain) à l’indigestion, suant à grosses gouttes dans son sous-pull joli mais néanmoins inadapté à l’atmosphère étouffante de cette pièce trop petite et surchauffée, écoutant Mylène et sa mère parler de gens qu’il ne connaît pas et risquant de loin une question au beau-père qui ne lui répond que par monosyllabes.
Mylène n’en peut plus. Elle est heureuse de voir sa mère, mais elle a mis une heure à endormir la petite et quand elle a réussi à se mettre à table, elle n’arrivait pas à détacher son attention de l’absence de conversation entre Jérémie et son père, et des tics nerveux croissant de ce dernier.
Arrive le moment du digestif accompagné de son inévitable boule de glace. Malgré les protestations de sa fille, Yvonne sort les bacs Carte d’Or et peine à former des boules avec la cuillère adéquate.
« Mais trempe-la dans l’eau chaude, dit Pierre.
— Oh mais laisse-moi avec ton eau chaude, j’ai essayé je te dis ! »
Peut-être que la logique aurait plus de prise sur Yvonne. C’est le moment de briller. Jérémie se lance.
« Vous savez ce qu’il vous faudrait ? Une cuillère à glace électrique.
— C’est reparti, marmonne Pierre.
— Papa, siffle Mylène.
— Écoute-le donc Pierre, il a peut-être raison ! Et puis cette cuillère se démonte presque, regarde ! Ça marche bien, cette cuillère électrique ? Combien ça coûte ?
— Oui, ça vibre en chauffant très légèrement et on fait des boucles magnifiques, on se croirait chez le glacier ! Ça doit coûter… je ne sais pas, 400 francs peut-être ?
— Celle-là elle en coûte 20, lance Pierre, rigolard.
— C’est vrai, mais vous savez, moi je n’ai pas les moyens d’acheter de la mauvaise qualité. »
Mylène et sa mère retiennent leur souffle et regardent tour à tour Jérémie et Pierre. Le premier a le sourire et cherche du regard l’approbation après son bon mot. Le second est livide.
Tremblant, il enlève la serviette à carreaux qu’il avait glissée dans son col, se lève sans un mot et quitte la table. Il sort dans l’arrière-cour et claque la porte. Dans la chambre mitoyenne, la petite se réveille, et se remet à pleurer.
Mylène ferme les yeux, inspire à fond et expire. Il fallait que ça arrive, ce n’était qu’une question de temps.
Lorsqu’elle rouvre les yeux, la première chose qu’elle voit est Jérémie qui l’interroge du regard. Il n’a, encore, pas compris.
Elle se tourne vers sa mère qui essaie vainement de détendre l’atmosphère : « Ah, mon Pierre, quand il veut sa cigarette, c’est tout de suite ! Un café ? »