C’est la question qu’on me pose invariablement quand je dis que je suis traducteur. Parfois, le sous-entendu est « C’est utile ? Tu t’en sers ? » ; parfois, c’est plutôt « Alors, ce chômage, c’est pour quand ? » Et la question est légitime ! Je suis raisonnablement technophile (je me suis quand même fait fabriquer un clavier !), alors pourquoi est-ce que, en tant que traducteur, je n’utiliserais pas un outil de traduction comme il y en a tant ?
Pour de nombreuses raisons (et parce que j’ai le choix de ne pas le faire ; ce n’est pas le cas de tout le monde, j’y reviendrai). Avant que je les expose, une clarification s’impose : j’emploie l’expression « IA » (= intelligence artificielle) car c’est le terme employé un peu partout à l’heure actuelle pour désigner les grands modèles de langage (outils d’intelligence artificielle générative dont le plus connu est ChatGPT, produit par la société OpenAI) et dans une moindre mesure les logiciels de traduction automatique neuronale (comme DeepL). Ce sont ces « outils » auxquels je m’oppose. Je n’ai rien contre les IA qui aident à décoder le génome, à prévoir les catastrophes naturelles, ou à me faire croire que je suis intelligent quand je joue aux jeux vidéo. Je ne suis pas technophobe et j’ai une cible précise quand je parle d’IA.
Ce point évacué, voyons pourquoi je suis contre l’IA en traduction.
Un outil médiocre
Je commencerai par reconnaître ma situation de privilège : la raison la plus immédiate pour laquelle je n’utilise pas l’IA, c’est que j’exerce mon métier de traducteur dans de bonnes conditions. Les maisons d’édition pour lesquelles je travaille pratiquent des tarifs décents, et je ne travaille pas pour des agences de traduction qui veulent à tout prix faire baisser leurs tarifs et poussent à l’usage de l’IA. J’ai suffisamment de travail, et je suis assez bien payé pour ne pas devoir aller toujours plus vite afin de mettre un toit sur ma tête et du pain sur la table.
Par conséquent, pourquoi est-ce que je voudrais accélérer le processus de traduction, qui est précisément ce dont je tire du plaisir ? Chercher le bon mot, reprendre dix fois une phrase avant de trouver la bonne tournure, revenir sur un texte qu’on a laissé reposer et avoir un moment eurêka… je n’ai aucunement envie de précipiter tout ça. Par ailleurs, dans mes domaines de spécialité (= les livres et les jeux vidéo), les prétendues qualités de l’IA se heurtent vite à l’épreuve du réel. Cela se traduit, à l’échelle d’un roman, par des problèmes de cohérence (un exemple parmi tant d’autres : tutoiement et vouvoiement mélangés sans aucune logique). À l’inverse, quand il s’agit, comme souvent en jeu vidéo, de traduire quelques mots incompréhensibles sans ce qui s’affiche à l’écran, l’IA est bien en peine de le faire, n’ayant pas accès à ce contexte externe.
Un bien piètre outil, donc, et un que je n’ai pas envie d’utiliser. Tout le monde devrait en faire autant, problème réglé.

Ce n’est évidemment pas si simple ! Car ceux qui embauchent les traducteurices et qui nous vendent l’IA en traduction savent bien que c’est un outil médiocre. Mais ils s’en moquent, car leur principal intérêt est ailleurs : accélérer le rendement. Traduire plus, plus vite, pour moins cher. Quand on propose aux traducteurices de faire de la postédition, donc de relire ce que produit la machine au lieu de traduire, il ne s’agit « que de relecture », après tout. Il est donc tout naturel de diviser les tarifs par deux. Et tant pis si la postédition est un travail profondément aliénant car les erreurs ne suivent aucune logique humaine. Tant pis si le résultat est tout juste passable car on fait relire d’immenses volumes en très peu de temps. Tant pis si les conditions de travail se dégradent. On va plus vite ; ils gagnent plus.
Je pourrais m’arrêter là, et simplement souligner que des commanditaires peu scrupuleux promeuvent l’IA pour faire des économies aux dépens de l’expertise, de la santé et du bonheur de travailleurs et travailleuses qui se voient obligés de céder à ce chantage à la postédition. Cela s’est déjà produit dans d’autres domaines comme la traduction technique, et personne n’est à l’abri de la réduction des coûts, pas même ceux qui pensent, de façon assez nauséabonde, que la « traduction littéraire » ne passera jamais à la moulinette de l’IA car c’est un métier trop noble (quoi que ça veuille dire). Personne n’est à l’abri de la réduction des coûts.
Je pourrais m’en tenir là. Mais malheureusement, l’IA a bien d’autres problèmes.
La question des données d’entraînement
Si on sort momentanément du domaine de l’écrit, on voit beaucoup d’illustrateurs et illustratrices qui sont vent debout contre l’utilisation de l’IA. C’est compréhensible ; ils et elles connaissent une dégradation semblable de leurs conditions de travail, quand les contrats ne disparaissent pas purement et simplement parce qu’un client décide, par exemple, de faire créer toute sa charte graphique par une IA. Mais ce n’est pas tout : il y a aussi la question du plagiat.
Comment une machine peut-elle plagier quoi que ce soit ? Pour le comprendre, il faut faire un petit détour par le fonctionnement des IA . Fondamentalement, ce sont des machines probabilistes : une IA affiche, segment par segment, la suite la plus probable à une requête donnée. Comment détermine-t-elle ce qui est probable ou non ? En ayant ingurgité une quantité monstrueuse de données, qu’elle analyse par essai et erreur à l’aide d’une puissance de calcul tout aussi monstrueuse. En quelque sorte, l’IA est la version appliquée du paradoxe du singe savant, qui veut que si on laisse un singe taper indéfiniment sur une machine à écrire, il finira statistiquement par écrire Hamlet. Si chacune des milliards d’unités de calcul de ChatGPT est l’un de ces singes, alors plus besoin d’attendre indéfiniment : on peut très vite obtenir Hamlet.
Et si Shakespeare n’est plus là pour se plaindre que l’on copie sa célèbre tragédie, ce n’est pas le cas de tous les artistes dont les données ont servi à entraîner les IA. On a ainsi vu des œuvres visuelles presque intégralement reproduites, jusqu’à la signature des artistes, sans l’accord de ces derniers. Les patrons d’OpenAI s’en sont parfois défendus, prétextant qu’il est difficile de savoir sur quelles données exactement les IA ont été entraînées. Dans d’autres cas, ils s’en sont vantés, comme lorsque la maison mère de ChatGPT a publié une mise à jour permettant de générer des images imitant le style des studios Ghibli. Et ça n’a d’ailleurs rien d’innocent : si ChatGPT peut copier le style d’un des plus grands noms de l’animation, qui attache notoirement beaucoup d’importance au savoir-faire humain, alors il peut copier le style de tous. Les artistes n’ont aucun poids face à la machine, semblent-ils affirmer.

C’est donc bien là du plagiat : à partir de données acquises sans le consentement de leurs auteurs, ChatGPT génère des images qui en copient éhontément le style. Et il en va de même pour le texte : ChatGPT utilise certes des textes libres de droit, mais aussi des textes soumis au droit d’auteur, qui pourraient tout à fait figurer tels quels dans une traduction générée par IA. En croyant gagner du temps, on se rend donc potentiellement coupable de violation du droit d’auteur. Et si on ne refuse pas explicitement à ce que la machine ingurgite nos œuvres, elles seront utilisées, sans le moindre scrupule.
L’IA est donc un outil médiocre qui peut produire un plagiat du travail d’autrui, et ce sans que l’utilisateur n’en sache rien, puisqu’il n’y a aucune transparence sur les données utilisées. Un tableau bien peu reluisant. Et ça, c’est avant qu’on parle de son coût énergétique.
Un puits sans fond
Vous avez peut-être vu passer ce chiffre très inquiétant : chaque brève conversation avec ChatGPT consommerait 50 cL d’eau. Il est disputé, et il est vrai qu’il est difficile de déterminer précisément la consommation engendrée par chaque requête faite à l’IA. Peut-être ce chiffre est-il à relativiser ? Peut-être. Mais ce qui n’est pas à relativiser, c’est que les entreprises de l’IA sont en train de faire rallumer et/ou construire des réacteurs nucléaires pour alimenter leurs data centers titanesques. Ce qui n’est pas à relativiser, c’est que ces data centers sont souvent construits dans des zones déjà arides, accentuant les sécheresses qui frappent déjà ceux qui y habitent.
On pourrait être tenté de se dire que, certes, tout cela consomme beaucoup aujourd’hui, mais qu’une fois ces infrastructures construites, on pourra profiter des « avancées » de l’IA la conscience tranquille. C’est oublier l’idéologie mortifère des promoteurs de l’IA. En effet, ce sont avant tout des marchands de promesses : ils affirment volontiers que l’IA va générer d’incroyables progrès scientifiques, faire baisser le coût de la vie pour tous, et que, dans un évènement appelé la « singularité », l’IA deviendra une intelligence consciente supérieure qui pourra alors résoudre tous les problèmes de l’humanité.

Ces promesses sont peut-être sincères, je ne peux évidemment rien en savoir. Mais il est plus probable qu’il ne s’agisse que d’une façon de générer de l’enthousiasme et de lever des capitaux pour continuer le développement des IA et, ce faisant, de faire monter le cours de l’action d’OpenAI. La prochaine grande avancée est toujours à quelques millions de dollars de là. Si on remplit les poches des actionnaires en essayant de l’atteindre… ça ne peut pas faire de mal. Quant à savoir si la spéculation sur l’IA s’arrêtera un jour, je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que les marchés, eux, appellent à toujours plus de croissance économique, et donc de consommation énergétique. Les promoteurs de l’IA feront-ils exception à la règle ? Je ne le crois pas.
Que faire ?
En conclusion, revenons au point de départ : non, je n’utilise pas, et je n’ai aucune envie d’utiliser l’IA pour la traduction. Parce que c’est un outil médiocre, parce que cela revient à du plagiat à peine déguisé, et parce que c’est une catastrophe écologique en puissance qui existe principalement pour augmenter les revenus des grandes entreprises de technologie.
Cela étant, je ne jette évidemment pas la pierre à ceux et celles qui se voient obligé·es de l’utiliser car on leur impose la postédition, par exemple. Parfois, on n’a pas le choix : la suprématie de l’IA est tellement présentée comme un futur inévitable, que nombre de nos clients ou patrons se laissent berner, de plus ou moins bon gré. C’est une prophétie autoréalisatrice : un PDG persuadé que l’IA va remplacer ses employés va licencier pour s’adapter à la venue de l’IA et… miracle, l’IA aura remplacé ses employés.
Mais pour tous les autres, pour toutes celles et ceux qui ne sont pas (encore ?) concerné·es par le chômage-induit-par-IA, une seule chose à faire : refusez catégoriquement d’utiliser ce prétendu outil. Fourbissez vos arguments en vous documentant, en consultant par exemple le site du collectif en chair et en os. Dès que vous en avez l’occasion, rappelez les limites et les coûts du projet mortifère qu’est le tout IA. Je me suis cantonné ici à parler de l’effet sur mon métier de traducteur, mais les conséquences dans d’autres domaines, comme l’éducation, sont déjà catastrophiques. Partout, il faut combattre pied à pied ce sinistre projet.
L’IA n’est pas le futur. C’est une vision du futur, promue par une poignée d’oligarques pour leur enrichissement personnel aux dépens du reste de l’humanité. Pour paraphraser une excellente BD de Tom Humberstone : si c’est là notre futur, alors il faut le saboter.
Je vois la détresse d’un traducteur dont le métier risque d’être le 1er a disparaitre…ou a être diablement réduit en nombre, comme l’agriculture l’a été avec le machinisme. Deepl que j’ai testé est drôlement efficace, et même s’il faudra toujours un esprit humain pour contrôler l’IA, surtout ds le domaine littéraire, et ça fait gagner un temps fou….Autrefois on voulait ruer les machines, puis les autos, puis la TV ….ce sont des outils comme l’IA, qu’on peut utiliser pour le meilleur comme le pire….c’est parti pour l’IA qu’on le veuille ou non, car on ne tient pas les ficelles….sachez que des data centers sont construits ds les déserts….froids… 71 ans et pas pour ni contre l’IA…ou pour et contre…Observons et mettons en garde contre les dérives humaines…
Illustrateur et photographe, je vous rejoins dans la notion de plaisir lié à la création d’une image. Et ce plaisir de créer, de chercher, de se tromper c’est quelque chose que les IA ne pourront jamais comprendre. Certains « IA fan boys » non plus d’ailleurs.