06/23 – Quelques nouvelles

J’ai commencé l’année en me disant « allez, tu essaies de poster un billet par mois sur ton quotidien de traducteur, ce sera intéressant et ça ne devrait pas te prendre trop de temps ». Ça n’a pas eu lieu. Voici donc quelques nouvelles en vrac, arrachées au quotidien susmentionné, qui a été plus rempli que prévu :

1/ J’ai rendu ma première traduction de roman ! Je ne peux encore rien en dire, ce qui est terriblement frustrant (cf. illustration ci-dessous), mais je suis content de mon travail. Maintenant, j’attends les retours de la maison d’édition. Avec une sérénité toute relative.

Carlo Dolci, Allégorie de la patience, 1677.
Carlo Dolci, Allégorie de la patience, 1677. Elle a l’air d’être au bout de sa vie.

2/ Mon autre gros projet, vidéoludique celui-ci, a une date de sortie ! Under the Waves (Parallel Studio) sort le 29 août 2023, et j’ai très hâte d’entendre les textes que j’ai traduits mis en voix par les acteurs et actrices. Mais là encore, il me faudra m’armer de patience.

3/ Depuis février dernier, j’ai commencé à travailler pour Jordan Mechner. Oui, LE Jordan Mechner, celui qui a créé Prince of Persia en 1989, soit le premier jeu vidéo auquel j’ai jamais joué. Je n’étais donc pas peu fier de traduire les annexes de son excellente BD autobiographique, Replay (Delcourt, 2023). C’est un récit aussi drôle que touchant, qui plaira à toutes celles et ceux qui s’intéressent aux liens entre nos histoires intimes et l’Histoire. Si vous voulez en savoir plus sur la création de cette BD, les annexes sont disponibles ici.

Découvrez la BD sur son site.

4/ Mon travail pour les éditions Skira commence à se transformer en une collaboration régulière. Après avoir participé à un très beau volume sur le photographe Michael Kenna l’année dernière, j’ai traduit deux articles pour le catalogue de l’exposition « Léonard de Vinci et l’anatomie, la mécanique de la vie » ayant lieu du 9 juin au 17 septembre au Clos Lucé. Je ne sais pas s’il y a un jour où je m’habituerai à recevoir gratuitement des exemplaires auteur, mais c’est pour le moment toujours une source d’émerveillement.

Vous pouvez le commander ici.

C’est tout pour aujourd’hui ! Je n’ai pas chômé depuis le début de l’année, ce qui est souvent une bonne nouvelle en tant qu’indépendant, mais je vais essayer de ne pas me laisser phagocyter par le boulot ; objectif : plus d’un billet tous les six mois. On croise les doigts !

Noémie Grunenwald – Sur les bouts de la langue

Couverture du livre de Noémie Grunenwald, "Sur les bouts de la langue - Traduire en féministe/s"
(La Contre Allée, 2021 ; collection Contrebandes)

Trois mois que j’ai fini ce livre, et ce n’est que maintenant que je me résous à écrire ce billet. Sur les bouts de la langue m’impressionne. Non pas que ce soit un texte inapprochable, comme peuvent l’être certains grands classiques de la traduction (« la tâche du traducteur » de Benjamin, par exemple). Au contraire, l’essai de Noémie Grunenwald est écrit dans une langue simple, accueillante. Mais il n’est certainement pas dénué de profondeur, et il fait quelque chose d’important. Ce bref billet n’y rendra sûrement pas justice, mais j’espère qu’il vous donnera envie de le feuilleter.

Beaucoup d’essais théoriques portant sur la traduction sont articulés à des œuvres, leur pendant pratique : l’essai de Benjamin a ainsi servi de préface à sa traduction des Tableaux parisiens de Baudelaire. J’ai cependant l’impression que, dans de nombreux cas, quand je suis face à un texte théorique côte-à-côte avec un texte résultant d’une pratique de la traduction, je peine à sentir le lien entre théorie et pratique. Ce n’est pas le cas ici. Tout au long de l’essai, l’autrice associe la pensée et le faire. J’en veux pour preuve ses chapitres, qui sont autant de verbes exprimant un aspect de ce qu’est traduire : s’abandonner, improviser, se soumettre, (se) décentrer, interpréter, corriger, élargir, inclure ?, apprendre, tisser, citer.

C’est tout ça, traduire. Avant même de coucher des mots sur le papier, c’est créer les conditions matérielles de la traduction, et les improviser en se trouvant un petit boulot. C’est interpréter un texte et amener une autrice à penser au genre du« thinkers » qu’elle a employé, puis préciser son texte en le confrontant à une autre langue. C’est inclure en se demandant à quel imaginaire on veut renvoyer en traduisant « workers » : la camaraderie syndicaliste virile de « travailleurs », ou une plus grande exactitude historique, dans ce cas, des « travailleuses ». C’est apprendre à trouver les bons néologismes pour de nouveaux concepts, se tromper parfois, mais toujours être prêt·e à recommencer. C’est citer, car on ne saurait oublier que la traduction est toujours une activité collective. Et c’est aussi, souvent, faire une montagne de recherches sur Google ou le dictionnaire de synonymes du CRISCO, choses anodines que Grunenwald fait pourtant figurer dans son texte car le quotidien, quand on traduit, c’est aussi ça.

Sur les bouts de la langue est un texte très intime, qui rappelle que les traducteurices sont des êtres avec une histoire, un vécu. C’est aussi un texte d’une grande humilité : « Pas besoin de grand talent ni d’inspiration particulière, dit l’autrice. Juste de quelques techniques de manipulation littéraire. » (p. 150) Mais ce n’est pas un texte qui s’excuse d’exister. C’est un texte de combat, qui nous explique que Traduire en féministe/s, ce n’est pas écrire un nouveau manuel, ou créer de nouvelles normes inclusives qui seront bien vite récupérées pour à nouveau exclure, mais bien rester « constamment en mouvement, en cultivant le dérangement. » (p. 100)

Il y aurait mille autres choses à dire sur ce livre : sur la façon dont Grunenwald articule intime et politique, théorie et pratique, vie et traduction. Sur la richesse de sa bibliographie, et la façon dont l’autrice applique tous les enseignements qu’elle en a tirés. Mais j’ai besoin de plus de temps pour le comprendre, le digérer. Je me contenterai donc conclure en disant que c’est un texte à mettre entre toutes les main. Un texte qui m’a donné envie de mieux lire, de réfléchir, de mieux travailler. Qui m’a rappelé la beauté, la difficulté et l’importance de ce métier. Que je n’ai pas fini de relire, aussi longtemps que je traduirai.

Loups-garous et traduction

Il y a des auteurs qu’on adorerait traduire, et Stephen Graham Jones est l’un des miens. Je l’ai découvert lors de mon stage de fin d’études aux éditions Rivages, en 2021, quand on m’a demandé mon avis sur The Only Good Indians : fallait-il le traduire ? Ma réponse a été positive et enthousiaste : cet hommage au slasher qui parle de la condition amérindienne contemporaine est une perle, aussi brute dans le ton que sa langue est ciselée. Un an et quelque plus tard, c’est chose faite : Un Bon indien est un indien mort est sorti, et salué par la critique.

À défaut de l’avoir traduit, je suis allé écouter SGJ au festival America et, par un heureux hasard, je me suis retrouvé à lui servir d’interprète lors d’un entretien qu’il a donné au blog Nyctalopes. Ce grand gaillard s’est avéré aussi sympathique que passionnant et, alors que j’avais déjà bien entamé mon budget livres du mois, j’ai craqué et acheté Galeux (La Volte, 2020), son seul autre roman traduit en français à ce jour. Je n’ai fait qu’une bouchée de cette histoire de loups-garous, dans la très bonne traduction de Mathilde Montier, et j’aimerais revenir sur un passage de cette dernière. Attention donc, divulgâchis mineur ci-dessous.

Un peu de contexte : Darren, le narrateur adolescent, évoque ici des hybrides loup-garou/humain qui constituent des abominations d’après la tradition. En voici la description en version originale :

Darren said that Grandpa’s name for them was Sad Eyes, but I’d always thought he heard wrong. They’re supposed to have these human-looking eyes, but “Sad Eyes” feels like a corruption of something Arabic. Like they’ve known these animals over there as well. If they are even animals.

Et la version française de Mathilde Montier :

Grandpa les appelait apparemment des Maussades, mais j’ai toujours été persuadé que Darren avait mal entendu. Ils avaient beau avoir ces yeux à l’expression si humaine, ce nom sonnait à mon oreille comme une corruption de l’hébreu. À croire qu’on connaissait aussi ces animaux, là-bas. Si on peut parler d’animaux.

Il ne me semble pas que « Sad Eyes » fasse référence à un mot arabe précis. Mais quand bien même cela serait le cas, difficile de trouver à ces hybrides un surnom en français approchant ces sonorités (la finale en /ɑɪz/ étant a priori rarissime dans cette langue). Plutôt que de neutraliser le passage, la traductrice a eu l’idée d’un déplacement de sens très astucieux, et ce sur plusieurs plans.

D’abord, en remplaçant l’arabe par l’hébreu, elle conserve une langue sémitique, et donc le même éloignement perçu par rapport au quotidien d’un adolescent américain. Ensuite, « Maussade » préserve la tristesse visible de ces hybrides et leur condition tragique de bêtes pourchassées. Enfin, ce mot est un homophone de l’hébreu « Mossad », diminutif des forces spéciales israéliennes que le lecteur est susceptible d’avoir déjà rencontré. En un sens, l’allusion au Moyen-Orient est même plus claire que dans le texte original, qui en sort presque grandi.

J’adore ce genre de passage qui passe presque inaperçu à la lecture, et qui a pourtant dû constituer un vrai problème de traduction. Je suis prêt à parier qu’il a occasionné un minimum d’arrachage de cheveux à Mme Montier avant qu’elle ne finisse par trouver sa (très élégante) solution. Bravo à elle !

Quant à vous, courez lire du Stephen Graham Jones si ce n’est déjà fait. En VF ou en VO, peu importe du moment que vous le lisez.

Un an plus tard

School’s out forever!

C’est bientôt la rentrée des classes ! Et pour la deuxième fois seulement en plus de trente ans, je ne suis pas concerné. Je termine en effet ma première année en tant que traducteur indépendant, et l’heure est au bilan (et à quelques nouvelles plutôt joyeuses).

Le premier point, et le plus important : j’adore ce boulot. Malgré les changements de rythme (des semaines de rush, d’autres complètement oisives), l’incertitude (passer de fonctionnaire à « hmmm, combien vais-je gagner le mois prochain ? »), et les finances revues à la baisse (fini le caviar !), je ne reviendrais en arrière pour rien au monde. Me lever le matin en me disant que mon plus gros problème professionnel (outre me faire payer mes factures…) sera de savoir comment traduire telle ou telle formule particulièrement tordue… c’est le bonheur. En tout cas pour moi.

Deuxième point, et pas des moindres : je n’ai pas manqué de boulot. Après un passage à vide d’octobre à décembre 2021 où personne ne semblait vouloir de mes services (à l’exception d’actezéro, merci à eux, j’y reviendrai), j’ai eu la chance d’être embauché par les Warlocs, collectif de traducteurs spécialisés dans le jeu vidéo. Depuis, comme si le boulot appelait le boulot, je n’ai pas arrêté, et voici donc les principaux projets sur lesquels j’ai travaillé.

Tombstar (Steam, avec les Warlocs), un twin stick shooter mâtiné de rogue-like (je traduis pas si je veux, ok???), dans un univers space-western loufoque. Beaucoup de jeux de mots idiots, une traduction très drôle faite en collaboration avec Killian Nari.

Lord Winklebottom Investigates (Steam, avec les Warlocs), un point’n’click animalier dans lequel une giraffe et un hippo rappelant Sherlock et Watson enquêtent sur la mort mystérieuse d’un axolotl. Un ton décalé et résolument anglais qui m’a beaucoup plu. Je n’en ai traduit qu’une petite partie, l’essentiel ayant été fait par Christophe Pallarès, a.k.a. « chef » (il adore).

Sunshine Manor (Steam, avec les Warlocs), un hommage horrifique aux RPGs japonais 8-bit, dans lequel on explore un manoir entier et on tente de venir en aide à ses occupants. Un trip nostalgique qui plaira aux amateurs d’horreur pixelisée.

Under the Waves (Steam, pour actezéro), un jeu d’aventure narratif et sous-marin développé par les Français de Parallel Studio, avec actezéro aux manettes narratives. Ils m’ont fait confiance pour traduire la prose de Rik Godwin, et autant vous dire que j’ai très hâte que vous mettiez la main sur le jeu (pas avant 2023, a priori).

Hors localisation, j’ai par ailleurs traduit la préface d’un livre sur les photographies d’arbre de Michael Kenna, à venir aux éditions Skira. C’était l’occasion de découvrir le travail somptueux d’un artiste que je ne connaissais que de nom. J’ai également fait les sous-titres de deux courts documentaires qui apparaîtront dans la prochaine exposition de l’EPFL, Cosmos Archeology (16.9.2022–5.2.2023).

Enfin, et c’est peut-être un détail pour vous, mais pour moi ça veut dire beaucoup : j’ai signé un contrat pour la traduction de mon premier roman ! Je ne peux pas en dire beaucoup plus pour le moment, sinon que ce sera aux éditions Payot & Rivages, et plus particulièrement chez Rivages Noir puisqu’il s’agit d’un polar… Ce qui veut dire qu’on pourra un jour trouver en librairie un livre dans lequel sera écrit « traduit par Clément Martin »… et c’est complètement fou.

Pour conclure, je me sens infiniment chanceux, et j’entame cette nouvelle année (scolaire) avec beaucoup d’enthousiasme pour tous les projets à venir — et avec un roman à traduire ! Quelle vie.
Qui l’eût cru ?

#L10n

Derrière ce titre énigmatique, se cache l’abréviation désignant l’activité qui m’a occupé ces derniers mois : la localisation (L + 10 lettres (si si, comptez-les) + n — malin, non ?) Mais qu’est-ce donc ? Il s’agit principalement du nom donné à la traduction de logiciels, jeux vidéo ou sites web. Pourquoi lui donner un nom différent ? Parce que s’il s’agit dans les grandes lignes d’un exercice de traduction, avec toute l’adaptation culturelle que cela suppose, la localisation a des spécificités techniques, sur lesquelles je vais revenir brièvement.

Logo des Warlocs
https://warlocs.com/

Mais un peu de contexte : en janvier dernier, le collectif de traducteurs indépendants des Warlocs a eu la gentillesse de me confier la traduction de Not Tonight 2. Ce jeu nous propose d’incarner trois amis qui traversent des États-Unis dystopiques afin de sauver l’un des leurs, prisonnier d’une faction d’extrémistes quasi-Trumpistes. Pour financer leur périple, ils travaillent comme videurs : le cœur du jeu consiste en des séquences de vérification de documents sous pression, inspirées de l’excellent Papers, Please.

Enthousiaste, je me suis donc plongé dans les pages… ou plutôt les fichiers. Comme de coutume dans le milieu, les quelque 70 000 mots à traduire m’ont été livrés sous forme de tableaux, chaque ligne correspondant à un élément d’interface, un paragraphe de narration, une réplique d’un dialogue, etc. Au premier abord, c’est un peu intimidant, mais on s’y fait. Au fil de la traduction, j’ai rencontré trois principales difficultés spécifiques à la localisation.

Feuille Excel de localisation
Alors comme ça on aime les mots ?

D’abord, la question du nombre de caractères. L’inflation d’un texte traduit, joliment appelée « foisonnement » dans le milieu de l’édition, doit être surveillée de très près en localisation. Par exemple, on considère habituellement qu’un livre anglais devient 10 à 20% plus long une fois traduit en français. Si cela peut passer pour les répliques d’un dialogue, c’est parfois inenvisageable pour des éléments d’interface qui ne disposent que d’un espace réduit (comptez le nombre de caractères des différentes traductions possibles du mot « run », vous verrez). C’est pourquoi dans l’image ci-dessus, on voit trois colonnes à droite qui me permettent d’afficher le nombre de caractères en VO, en VF, et le coefficient de foisonnement, qui devient rouge s’il dépasse 10%. J’ai traduit avec l’œil rivé sur ce dernier.

Ensuite, les contraintes liées au format lui-même. Si un texte se traduit de façon assez linéaire, ce n’est pas forcément le cas ici : convertis pour un tableur, les textes des auteurs (souvent rédigés avec d’autres outils) peuvent apparaître dans un ordre arbitraire. Cela amène parfois à traduire un dialogue dans le désordre, et rend sa cohérence difficile à respecter. Autre écueil : les identifiants de chaque ligne (Qui parle ? Dans quelle scène ?) peuvent manquer de clarté ou présenter des erreurs, ce qui oblige à faire preuve d’une grande vigilance. Heureusement, les développeurs nous avaient fourni une version beta du jeu pour essayer d’évaluer le contexte de chaque ligne, mais c’est un luxe dont se passent la majorité de ceux qui font de la localisation.

Enfin, l’impossibilité de tout traduire. Si la plupart des textes du jeu figurent dans les fichiers, ce n’est parfois pas le cas des mots contenus dans les images qui constituent les décors. Prenons un exemple tiré de Not Tonight 2 : on y rencontre une secte appelée « the Creed cult« , qu’on aurait pu traduire par « la secte du crédo ». Cependant, le mot « Creed » apparaissant dans le décor, et n’étant pas traduisible, j’ai été obligé de le conserver, et de travailler autour. Ma traduction est devenue « la secte Creed » ; les membres de la secte, les « Creedsmen« , sont devenus les… « Creediens ». Cette traduction me satisfait parce que sa proximité avec « Chrétien » évoque quelque chose de religieux, mais je ne l’aurais peut-être pas conservée si j’avais eu les mains libres.

On pourrait, en amont, préparer tous les éléments du jeu pour qu’ils soient traduisibles (c’est le processus d’internationalisation, ou i18n, i + 18 lettres + n — c’est fou). Cela n’est cependant pas toujours possible, ni désirable, et peut représenter un coût supplémentaire malvenu pour un petit studio.

Meme de bob l'éponge fan de tableurs
« Des tableaux… des tableaux partout ! » – Moi après quelques semaines de travail.

La localisation implique bien d’autres contraintes : pour n’en citer qu’une seule (qui ne me concernait pas ici), il y a celle de traduire des répliques qui vont être enregistrées par des acteurs, ce qui apporte toutes sortes de difficultés bien connues des traducteurs de l’audiovisuel. Au final, même si tous ces paramètres donnent parfois l’impression qu’on s’est vu confier une mission impossible, la localisation est un travail passionnant, auquel je prends beaucoup de plaisir. J’aurai l’occasion d’en reparler et de rentrer un peu plus dans les détails, puisque ma collaboration avec les Warlocs va se poursuivre avec plusieurs autres projets. Quoi qu’il en soit, si ces quelques mots vous ont permis d’en découvrir un peu plus sur l’envers du décor, vous pourrez faire preuve d’indulgence la prochaine fois qu’une VF vous paraît approximative : le/la traducteurice a sûrement fait du mieux qu’iel pouvait !

Lexinomicon

Lexinomicon - VF - Détail.

J’ai beau avoir brièvement travaillé dans l’industrie du livre et savoir qu’il s’agit d’un produit comme un autre, j’ai toujours une certaine révérence pour l’objet lui-même. Le Lexinomicon, jeu de rôle en une page créé par Grant Howitt et Becky Annison, nous propose de désacraliser cet objet une bonne fois pour toutes.

Le but ? Faire émerger les vérités et les entités qui se cachent derrière les mots en faisant subir à un livre de poche toutes sortes de manipulations : censure de certains mots, découpages, introduction de nouveaux personnages par les marges, combustion et autres actes impies. La traduction était très ludique, notamment pour des questions de mise en page (l’original ayant été créé avec colle et ciseaux), mais aussi pour recréer le ton vaguement menaçant de l’original.

Disclaimer : si je me suis bien amusé à le traduire, je n’ai pas encore réussi à me résoudre à y jouer… À vous de voir si vous y arriverez ! Vous le trouverez ici : https://drumclem.itch.io/lexinomicon

Pronoms de Dieu

J’aimerais vous parler sur ce blog des traductions sur lesquelles je travaille, à la fois pour montrer la cuisine interne que cela sous-entend et pour me forcer à exposer mes choix de façon claire et ainsi mieux me – et peut-être vous – convaincre de leur pertinence. (À un instant t, évidemment : on a toujours à redire quand on revient sur un texte après quelque temps.)

Commençons donc par ma traduction de fin d’études : The Breath of the Sun (Aqueduct Press, 2018), par Isaac Fellman. Ce livre m’a donné du fil à retordre à plus d’un titre, et je ne savais pas trop quel extrait proposer ici. La croisade éphémère (et malhonnête) contre le pronom « iel » (très bien démontée dans cette video de la chaîne Linguisticae) m’a donné un passage tout trouvé, puisque j’y utilise moi-même ce fameux pronom.

Avant tout, un peu de contexte : Lamat, la narratrice, a récemment rencontré Disaine, scientifique et moine défroquée. Cette dernière veut l’embaucher comme guide pour gravir la montagne qui domine leur monde et dont la cime dépasserait, selon la légende, la stratosphère. Lamat appartient cependant au peuple des Holohs : ils voient en la montagne leur divinité, et ne peuvent en faire l’ascension qu’au prix de cérémonies élaborées. Disaine insinue que Lamat n’a pourtant eu aucun mal à briser les interdits de son peuple.

Voici sa réponse :


La source (p. 14) :

“It wasn’t that,” I said, and looked over the basket at the side of the mountain, with its billion footholds in the snow. Snow on God’s body, dry and fine. “It wasn’t easy to break at all. But I thought — and I still think, even though it was such a disaster, even though people died and marriages ended…”
“Yes?”
“I grew up being told that God doesn’t want us to climb. That we wound Them with our feet, that we blood Them with our fingernails. And that I’m not sure it’s true. The Holoh are the only people who are visible to God. Why would They choose us, if not so that we could someday see Them face to face?”

Ma traduction :

– Ce n’est pas ça », ai-je répondu en regardant, derrière la nacelle, la montagne et ses milliards de points d’appui dans la neige. De la neige sur le corps de Dieu, sèche et fine. « Ça n’a pas été facile du tout. Mais je me suis dit – et je me dis encore, malgré le désastre, même s’il y a eu des morts et des mariages brisés…
– Oui ?
– On m’a toujours dit que Dieu ne voulait pas qu’on grimpe. Que nos pieds Læ blessaient, que nos ongles L’écorchaient. Et je ne suis pas sûre que ce soit vrai. Les Holohs sont le seul peuple visible aux yeux de Dieu. Pourquoi nous choisirait-Iel, sinon pour que nous puissions un jour Læ voir en face ? »


Lamat utilise le pronom neutre singulier « They » pour parler de Dieu / de la montagne, et une majuscule renforce son caractère divin. L’emploi est d’autant plus intéressant que Disaine, elle, utilise « He », pronom masculin singulier, pour parler de ce même Dieu. Les discussions théologiques sont fréquentes dans le roman, et il faut préserver leurs nuances. Impossible, donc, de neutraliser ici la différence en faisant dire il aux deux personnages, et ce d’autant plus que la question du genre est centrale dans le livre.

À ce stade, le traducteur angoisse. Comment traduire cela, dans une langue aussi genrée que le français ? Si l’emploi singulier de they est parfaitement attesté en anglais (depuis 1375 au moins, nous confirme l’Oxford English Dictionary), le français manque cruellement de pronoms neutres… Du moins c’est ce que je croyais. Mes recherches m’ont ainsi amené vers iel, bien sûr, mais j’ai également découvert ael, al, el, ol, ul, yel ou encore ille. Certains sont des régionalismes, certains existaient déjà en ancien français, et d’autres sont des néologismes plus récents, mais il y a de quoi faire.

Close-up on "they" from William & the Werewolf (1375)
L’emploi de they singulier est si ancien qu’on l’a d’abord écrit þei ! Oui, il date donc d’avant le célèbre th anglais qui a fait postillonner tant d’écoliers.

Ce sont cependant des pronoms que peu de lecteurs ont l’habitude de rencontrer. Ma traduction présenterait donc nécessairement une étrangeté absente de l’original, et j’ai décidé d’employer « iel » pour la réduire au minimum : on comprend qu’il s’agit d’un mélange d’il et elle, et cette diphtongue est assez commune en français pour ne pas perturber l’oreille.

Cette question réglée, il me restait à m’occuper du cas « Them ». Deuxième moment d’angoisse pour le traducteur. Il aurait en effet été dommage d’utiliser à la fois le pronom iel et un pronom personnel complément comme le ou la qui ramènerait ainsi le Dieu neutre de Lamat au genre masculin ou féminin. Nouvelles recherches, nouvelles trouvailles : j’aurais pu utiliser Lo, Lea, Lu ou encore Lae. Partant du principe que le peuple de Lamat est penché sur la tradition et parle une langue un rien archaïque, j’ai décidé d’utiliser Lae et d’y ajouter une ligature pour obtenir (plutôt rare en français, elle est essentiellement utilisée dans des emprunts du latin, ce qui donne au pronom un aspect historique).

Ce ne sont pas nécessairement des pronoms que j’utilise au quotidien. Je les lis assez peu et les entends encore moins, mais il m’a semblé qu’ils seraient les mieux à même de servir le texte. Alors oui, quelqu’un qui ne les a jamais rencontrés hésitera probablement à la lecture : il se demandera brièvement ce que désigne iel, comment prononcer … Mais il percevra j’espère une autre dimension de ce qui sépare les deux personnages principaux, et sa compréhension du livre s’en trouvera enrichie.