Pronoms de Dieu

The Breath of the Sun cover

J’aimerais vous parler sur ce blog des traductions sur lesquelles je travaille, à la fois pour montrer la cuisine interne que cela sous-entend et pour me forcer à exposer mes choix de façon claire et ainsi mieux me – et peut-être vous – convaincre de leur pertinence. (À un instant t, évidemment : on a toujours à redire quand on revient sur un texte après quelque temps.)

Commençons donc par ma traduction de fin d’études : The Breath of the Sun (Aqueduct Press, 2018), par Isaac Fellman. Ce livre m’a donné du fil à retordre à plus d’un titre, et je ne savais pas trop quel extrait proposer ici. La croisade éphémère (et malhonnête) contre le pronom « iel » (très bien démontée dans cette video de la chaîne Linguisticae) m’a donné un passage tout trouvé, puisque j’y utilise moi-même ce fameux pronom.

Avant tout, un peu de contexte : Lamat, la narratrice, a récemment rencontré Disaine, scientifique et moine défroquée. Cette dernière veut l’embaucher comme guide pour gravir la montagne qui domine leur monde et dont la cime dépasserait, selon la légende, la stratosphère. Lamat appartient cependant au peuple des Holohs : ils voient en la montagne leur divinité, et ne peuvent en faire l’ascension qu’au prix de cérémonies élaborées. Disaine insinue que Lamat n’a pourtant eu aucun mal à briser les interdits de son peuple.

Voici sa réponse :


La source (p. 14) :

“It wasn’t that,” I said, and looked over the basket at the side of the mountain, with its billion footholds in the snow. Snow on God’s body, dry and fine. “It wasn’t easy to break at all. But I thought — and I still think, even though it was such a disaster, even though people died and marriages ended…”
“Yes?”
“I grew up being told that God doesn’t want us to climb. That we wound Them with our feet, that we blood Them with our fingernails. And that I’m not sure it’s true. The Holoh are the only people who are visible to God. Why would They choose us, if not so that we could someday see Them face to face?”

Ma traduction :

– Ce n’est pas ça », ai-je répondu en regardant, derrière la nacelle, la montagne et ses milliards de points d’appui dans la neige. De la neige sur le corps de Dieu, sèche et fine. « Ça n’a pas été facile du tout. Mais je me suis dit – et je me dis encore, malgré le désastre, même s’il y a eu des morts et des mariages brisés…
– Oui ?
– On m’a toujours dit que Dieu ne voulait pas qu’on grimpe. Que nos pieds Læ blessaient, que nos ongles L’écorchaient. Et je ne suis pas sûre que ce soit vrai. Les Holohs sont le seul peuple visible aux yeux de Dieu. Pourquoi nous choisirait-Iel, sinon pour que nous puissions un jour Læ voir en face ? »


Lamat utilise le pronom neutre singulier « They » pour parler de Dieu / de la montagne, et une majuscule renforce son caractère divin. L’emploi est d’autant plus intéressant que Disaine, elle, utilise « He », pronom masculin singulier, pour parler de ce même Dieu. Les discussions théologiques sont fréquentes dans le roman, et il faut préserver leurs nuances. Impossible, donc, de neutraliser ici la différence en faisant dire il aux deux personnages, et ce d’autant plus que la question du genre est centrale dans le livre.

À ce stade, le traducteur angoisse. Comment traduire cela, dans une langue aussi genrée que le français ? Si l’emploi singulier de they est parfaitement attesté en anglais (depuis 1375 au moins, nous confirme l’Oxford English Dictionary), le français manque cruellement de pronoms neutres… Du moins c’est ce que je croyais. Mes recherches m’ont ainsi amené vers iel, bien sûr, mais j’ai également découvert ael, al, el, ol, ul, yel ou encore ille. Certains sont des régionalismes, certains existaient déjà en ancien français, et d’autres sont des néologismes plus récents, mais il y a de quoi faire.

Close-up on "they" from William & the Werewolf (1375)
L’emploi de they singulier est si ancien qu’on l’a d’abord écrit þei ! Oui, il date donc d’avant le célèbre th anglais qui a fait postillonner tant d’écoliers.

Ce sont cependant des pronoms que peu de lecteurs ont l’habitude de rencontrer. Ma traduction présenterait donc nécessairement une étrangeté absente de l’original, et j’ai décidé d’employer « iel » pour la réduire au minimum : on comprend qu’il s’agit d’un mélange d’il et elle, et cette diphtongue est assez commune en français pour ne pas perturber l’oreille.

Cette question réglée, il me restait à m’occuper du cas « Them ». Deuxième moment d’angoisse pour le traducteur. Il aurait en effet été dommage d’utiliser à la fois le pronom iel et un pronom personnel complément comme le ou la qui ramènerait ainsi le Dieu neutre de Lamat au genre masculin ou féminin. Nouvelles recherches, nouvelles trouvailles : j’aurais pu utiliser Lo, Lea, Lu ou encore Lae. Partant du principe que le peuple de Lamat est penché sur la tradition et parle une langue un rien archaïque, j’ai décidé d’utiliser Lae et d’y ajouter une ligature pour obtenir (plutôt rare en français, elle est essentiellement utilisée dans des emprunts du latin, ce qui donne au pronom un aspect historique).

Ce ne sont pas nécessairement des pronoms que j’utilise au quotidien. Je les lis assez peu et les entends encore moins, mais il m’a semblé qu’ils seraient les mieux à même de servir le texte. Alors oui, quelqu’un qui ne les a jamais rencontrés hésitera probablement à la lecture : il se demandera brièvement ce que désigne iel, comment prononcer … Mais il percevra j’espère une autre dimension de ce qui sépare les deux personnages principaux, et sa compréhension du livre s’en trouvera enrichie.