Loups-garous et traduction

Il y a des auteurs qu’on adorerait traduire, et Stephen Graham Jones est l’un des miens. Je l’ai découvert lors de mon stage de fin d’études aux éditions Rivages, en 2021, quand on m’a demandé mon avis sur The Only Good Indians : fallait-il le traduire ? Ma réponse a été positive et enthousiaste : cet hommage au slasher qui parle de la condition amérindienne contemporaine est une perle, aussi brute dans le ton que sa langue est ciselée. Un an et quelque plus tard, c’est chose faite : Un Bon indien est un indien mort est sorti, et salué par la critique.

À défaut de l’avoir traduit, je suis allé écouter SGJ au festival America et, par un heureux hasard, je me suis retrouvé à lui servir d’interprète lors d’un entretien qu’il a donné au blog Nyctalopes. Ce grand gaillard s’est avéré aussi sympathique que passionnant et, alors que j’avais déjà bien entamé mon budget livres du mois, j’ai craqué et acheté Galeux (La Volte, 2020), son seul autre roman traduit en français à ce jour. Je n’ai fait qu’une bouchée de cette histoire de loups-garous, dans la très bonne traduction de Mathilde Montier, et j’aimerais revenir sur un passage de cette dernière. Attention donc, divulgâchis mineur ci-dessous.

Un peu de contexte : Darren, le narrateur adolescent, évoque ici des hybrides loup-garou/humain qui constituent des abominations d’après la tradition. En voici la description en version originale :

Darren said that Grandpa’s name for them was Sad Eyes, but I’d always thought he heard wrong. They’re supposed to have these human-looking eyes, but “Sad Eyes” feels like a corruption of something Arabic. Like they’ve known these animals over there as well. If they are even animals.

Et la version française de Mathilde Montier :

Grandpa les appelait apparemment des Maussades, mais j’ai toujours été persuadé que Darren avait mal entendu. Ils avaient beau avoir ces yeux à l’expression si humaine, ce nom sonnait à mon oreille comme une corruption de l’hébreu. À croire qu’on connaissait aussi ces animaux, là-bas. Si on peut parler d’animaux.

Il ne me semble pas que « Sad Eyes » fasse référence à un mot arabe précis. Mais quand bien même cela serait le cas, difficile de trouver à ces hybrides un surnom en français approchant ces sonorités (la finale en /ɑɪz/ étant a priori rarissime dans cette langue). Plutôt que de neutraliser le passage, la traductrice a eu l’idée d’un déplacement de sens très astucieux, et ce sur plusieurs plans.

D’abord, en remplaçant l’arabe par l’hébreu, elle conserve une langue sémitique, et donc le même éloignement perçu par rapport au quotidien d’un adolescent américain. Ensuite, « Maussade » préserve la tristesse visible de ces hybrides et leur condition tragique de bêtes pourchassées. Enfin, ce mot est un homophone de l’hébreu « Mossad », diminutif des forces spéciales israéliennes que le lecteur est susceptible d’avoir déjà rencontré. En un sens, l’allusion au Moyen-Orient est même plus claire que dans le texte original, qui en sort presque grandi.

J’adore ce genre de passage qui passe presque inaperçu à la lecture, et qui a pourtant dû constituer un vrai problème de traduction. Je suis prêt à parier qu’il a occasionné un minimum d’arrachage de cheveux à Mme Montier avant qu’elle ne finisse par trouver sa (très élégante) solution. Bravo à elle !

Quant à vous, courez lire du Stephen Graham Jones si ce n’est déjà fait. En VF ou en VO, peu importe du moment que vous le lisez.